L’ITINERANCE, UN GRAND MOMENT D’ÉGAREMENT…

L’exercice fait partie des nouvelles joyeusetés que la chefferie de l’info entend ritualiser pour alimenter les JT depuis cette rentrée… Une formule baptisée un brin pompeusement “itinérance” par ses promoteurs… Tout un programme. Une nouvelle façon de faire du terrain née de la période de travail en mode dégradé à la première vague de l’épidémie… Et qu’il s’agirait de systématiser au forceps dans le monde d’après…

En faisant appel à tous les services de la rédaction nationale. On vous explique…

Pour le reporter, le JRI ou le monteur, le principe de cette itinérance est on ne peut  plus simple : on vous envoie quelque part en France, en Normandie, en Bourgogne, dans la Creuse, dans les Cévennes… avec très peu de temps de préparation, une journée tout au plus pour les moins chanceux, et hop ! En route ! L’objectif assigné à l’équipe est tristement banal, à bien des égards il est un condensé, un manifeste des temps nouveaux : ramener un maximum de sujets pour alimenter les éditions en un minimum de temps… Un minimum de 4-5 sujets en une semaine… Un savant mélange de débrouille et d’improvisation,  pour une ambition éditoriale au ras des pâquerettes qui se résume à bien peu de choses…

Produire vite… Bien, quand c’est encore possible, mais surtout remplir vite !

Partir sans avoir suffisamment calé, envoyer après avoir tourné à la va-vite, monté en deux-deux, puis se dépêcher d’aller chercher son sandwich sur une aire d’autoroute, et le manger dans la voiture pour être bien sûr d’avoir quelque chose à envoyer à l’édition suivante, qui attend déjà son deux minutes pour dans deux heures…. l’info, celle qu’on n’a plus le temps de vérifier, mais qu’un red chef vient de nous donner sur le portable, cette info-là n’attend pas…

Plus qu’une nouvelle discipline éditoriale, ce road trip sous acide a tout d’un conditionnement, d’un dressage… Partir sans prendre le temps de préparer tous ses sujets, l’équipe n’en sera que plus réceptive aux tocades des éditions, qu’il lui faudrait bientôt accepter, en toutes circonstances, comme paroles d’évangile !

Pour justifier la ritualisation de ce nouvel exercice de reportage 2.0 en mode stage commando, les arguments sont tout trouvés ; dans sa grande bonté, la chefferie de l’info a voulu d’abord faire plaisir aux journalistes et aux monteurs, en leur offrant un double-concentré de tout ce qu’ils aiment, de tout ce qui fait le sel de leur métier :

  • du voyage, sans rien connaître encore de sa destination, la poésie du dépaysement d’un coucher de soleil sur une bretelle d’autoroute, entre Valenciennes et Béthune, par exemple, pendant que le sujet part laborieusement d’une clé 4G, une très grosse dose d’imprévu, et le bonheur renouvelé au moins deux fois par jour de faire de belles rencontres qui ne durent que dix minutes avec des gens formidables qui inviteront peut-être l’équipe à prendre un café, qu’il faudra de toutes façons refuser parce que le prochain tournage est à deux heures de route et qu’on est attendu dans une heure. Au fond, le journaliste, le monteur, ces troubadours des temps modernes, qui prennent tant de plaisir à ne pas savoir de quoi cet après-midi ou demain seront faits, affectionneront tout de cette vie de saltimbanque, de ces semaines entières sans vie de famille, le nez dans le guidon, qu’on leur propose, cela va de soi…

N’ayant plus une seconde pour s’interroger sur l’absurdité grotesque des commandes qui déferleront sur eux, sur le productivisme échevelé et désordonné de ce qu’on leur demande, une certitude, l’équipe qui n’aura eu le temps de rien n’aura pas eu le loisir de se plaindre. C’est un bon début…

Avec ses itinérances, la direction de l’info fait mine de renforcer sa présence sur le terrain en affaiblissant ses équipes.

Plutôt que de faire le choix clair, structuré, respectueux de ses téléspectateurs comme de ses salariés, de renforcer ses bureaux en région, elle fait le pari d’une couverture intermittente, à la va-vite et assurée dans des conditions de plus en plus précaires par des journalistes à bout de souffle, de pans entiers de notre territoire.

Au fond, il s’agit seulement de privilégier l’illusion du mouvement sur l’ambition du reportage…

Alors comment faut-il vraiment appeler ces itinérances ? Des errements ? Des vagabondages ? A bien des égards, ce nouveau mode de travail résume parfaitement le moment de bascule que découvrent dans la douleur de plus en plus de salariés de l’info…

Celui de temps de tournage toujours plus ramassés, de créneaux de montage sans cesse raccourcis, de journées éreintantes où ordres et contrordres s’enchaînent désormais dans une forme d’anarchie la plus totale. Les reportages, enquêtes, dossiers, autrefois distribués quelques jours à l’avance pleuvent désormais à la mi-journée pour le soir même…  sans que les attendus de l’édition n’aient été revus à la baisse pour autant, et bien sûr tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes !

Une époque hypocrite, où certains feindront pourtant de s’étonner qu’au bout du compte, épuisés par l’accélération de ce stakhanovisme un brin épileptique, et sans boussole éditoriale, les collègues soient si nombreux à baisser les bras.

Pour sortir de cet égarement collectif, il semble urgent de retrouver le chemin du temps long et du travail bien fait. Bref, retrouver le goût de l’itinéraire, plutôt que celui des itinérances…


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